Jean-Claude Kuhn fait partie de ces bénévoles qui se dépensent sans compter au service d'une idée humaniste, celle d'un cadre de vie dans lequel les choses transmises par nos grands-pères et grands-mères ont encore leur place. Né dans une famille paysanne, il s'est formé dans ce qu'on peut appeler une équipe touche à tout du patrimoine, l'Opération Taupe, devenue plus tard le Centre d'archéologie Médiévale de Strasbourg : il y a pratiqué autant la fouille archéologique et donc touché du doigt les pierres et les objets également manipulés par des inconnus d'un autre âge que mené des travaux pratiques de bricolage au sens lévi-straussien du terme, soit appréhendé l'intelligence technique des choses.
Sans bagage universitaire, il s'est lancé ensuite dans un parcours de recherche, profitant des exceptionnelles possibilités de l'EHESS et de ses enseignants de haut niveau pour aboutir à un doctorat. Devenu entre-temps enseignant dans le secondaire, il a valorisé autant que faire se peut le temps libre qui lui était octroyé. Si ses premiers amours lui avaient permis de s'immerger dans le monde des châteaux, cette seconde vie lui a fait reconstruire l'univers de son ancêtre paysanne, avec l'idée de transmettre aussi la chaleur de son foyer, la convivialité d'un verre de vin, le bonheur d'une fête champêtre. Pour avoir déjà profité de la grange, transformée en auberge un beau jour de printemps, je puis témoigner de l'authenticité de ce lieu de vie, à la fois ouvert sur le passé et ancré dans le présent. Son projet en cours, qui est de remonter et équiper une maison médiévale, fera sans aucun doute le lien entre les trois univers de son parcours, le Moyen Âge, l'habitat et la recherche. Gageons que son inauguration saura nous projeter dans le temps long des humains qui ont fait évoluer leur environnement matériel mais sans perdre leur âme.
Comment est né votre intérêt pour les choses du passé ?
Comme beaucoup de gens de ma génération, je suis tombé dedans quand j'étais petit. Mes plus anciens souvenirs sont ceux des histoires du dimanche après-midi, racontées par mon arrière-grand-mère Eva-Catharina. Son mari étant cardiaque, elle dirigeait l'exploitation agricole familiale à Vendenheim. Elle avait appris à labourer avec un taureau lors de la seconde guerre mondiale, tout le reste ayant été réquisitionné par les occupants Allemands. L'une de ses histoires favorites était celle où elle avait attrapé son taureau en fuite par les cornes. Mais elle avait aussi des calendriers illustrés avec des reconstitutions de châteaux. Bref, c'est ce mélange de vie paysanne et de dessins de châteaux qui, vers 5 ans m'ont donné le goût du passé. J’ai profité de l’environnement familial pour répertorier des objets en lien avec les arts et traditions populaires, et de mon vélo pour sillonner les villages environnants muni d’un cahier de dessin.
Une seconde rencontre a été celle de Joëlle Burnouf, qui à l’époque était professeur d’histoire au lycée Couffignal et qui actuellement professeur d'archéologie médiévale à l'université de Paris I. J'avais 15 ans, on était en 1977. J’ai assisté à une de ses conférences sur les châteaux forts à Lampertheim. Au terme de son exposé, elle a demandé qui serait intéressé par des fouilles archéologiques aux châteaux d’Ottrott. J'ai levé le doigt .... et je suis ensuite resté 20 ans au Centre d'Archéologie Médiévale qui s'occupait alors de ce site.
Quels ont été vos premiers pas dans le domaine du patrimoine?
Au Centre d’Archéologie Médiévale, j'ai participé tous les étés aux chantiers de fouilles, sous la direction de Danièle Fèvre, avec en particulier l'exploration de la plate-forme centrale et des fausses-braies. J'ai également été dans l'équipe de restauration, tant du pont d'accès à la barbacane du Rathsamhausen (récemment refait) que des locaux de l'association rue du Tonnelet Rouge à Strasbourg.
Mais ma mission particulière, pendant 12 ans, a été de m'occuper des collections archéologiques, c’est-à-dire leur inventaire, conservation et rangement. Le Centre avait, et a encore, des ensembles majeurs provenant tant des fouilles d'Ottrott que d'autres châteaux et de sites urbains (dont Strasbourg). En outre, aidé par Charles-Laurent Salch, l'étude de certains lots m'a permis d'engager des travaux universitaires, avec un mémoire de maîtrise sur la poterie de poêle sous la direction de Jean-Marie Pesez à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS, 1991) puis un DEA sur les carreaux de poêle d'Ottrott sous la direction de Pierre Racine à l'université de Strasbourg (1994). Les conseils et le suivi de l’étude par Jean-Paul Minne m’ont été d’une aide précieuse.
Pour valoriser ces collections, j'ai développé in fine un projet d'exposition des éléments significatifs, envisagé à Ottrott même, dans la grange restaurée du XVIIIe siècle, soit ailleurs. Mais le projet n’eut pas de suite. C’est ainsi que sous l’impulsion d’un ami adjoint au Maire de Vendenheim, j'ai décidé en 1996 de me lancer dans un autre projet me permettant de renouer avec mes centres d’intérêt d’adolescent.
Qu'avez-vous fait ensuite ?
Professionnellement, j'étais depuis un moment déjà enseignant en mathématiques dans le secondaire. J’ai commencé mon service d’enseignement à Tours où j'ai rencontré un Corse qui m'a appris ... à travailler de façon efficace de sorte à pouvoir mener de front ma vie professionnelle et mes activités « annexes ». Plus tard, nommé en Picardie, j’ai rencontré des bénévoles du patrimoine tout aussi impliqués que moi. Je pense en particulier à Jean Cartier, le responsable du Groupe de Recherches sur les Grès du Beauvaisis.
J'ai ensuite profité de mon temps libre pour terminer mes études supérieures avec une thèse sur le chauffage dans les châteaux de l'est de la France, à l'EHESS et sous la direction de J.-M. Pesez. La soutenance a eu lieu en 2001.
Comment est née l'idée du Parc de la Maison Alsacienne ?
Dès 1989, j'ai décidé de me réinvestir dans et autour des lieux de mon enfance. J'habitais à Vendenheim et, cette même année, s'y est créée une association de sauvegarde d'une maison de 1570, rue du Lavoir. Cette maison vient d'être démolie il y a peu. Nous l'avions stabilisée en 1989 en réalisant des travaux de toiture d’urgence, mais le manque d’entretien et d’intérêt pour le bâtiment pendant la vingtaine d’années qui a suivi ont eu raison du bâtiment. En 1996 nous avons dans le cadre des activités de l’association monté une exposition dans une grange du village sur le patrimoine bâti rural, qui a eu un grand succès. Mais notre proposition-phare de construire dans le village (où la place ne manquait pas) un petit frère de l'Ecomusée d'Alsace, permettant une prise de conscience locale de l'intérêt de ces bâtiments et la nécessité de pallier à leurs disparition, n'a pas convaincu la municipalité.
En revanche, Claude Marty, le Maire du village voisin de Reichstett, qui était venu en 1997 avec tout le conseil municipal visiter l'exposition, s'est enthousiasmé pour le projet. L’association « Le Parc de la Maison Alsacienne » a été créée dans la foulée en février 1998. Nous avons rapidement estimé les besoins et cherché dans les réserves foncières communales la place pour démarrer. Plutôt que de s'installer loin ou même en périphérie du village, le choix a porté sur un espace central mais inoccupé de 20 ares immédiatement constructibles, avec des possibilités d'extension. Le même mois, nous avons installé une roulote de chantier et engagé les travaux de viabilisation. D'emblée, nous avons pris le parti de récupérer des édifices que nous pouvions installer sur le site et qui étaient par ailleurs voué à la démolition. Dans la foulée, nous avons démonté deux maisons, à Kutzenhausen et Herrlisheim (67). La première a pu être remontée dès 1999, la seconde trouvant sa place en 2001.
Une seconde grande campagne a suivi avec le démontage d'une grange à Plobsheim, puis de maisons à Blaesheim et Eckwersheim. La grange a été remontée rapidement, la seconde en 2013 et la troisième, médiévale, va l'être seulement en 2019 : nous avons d'ailleurs lancé l'an passé une souscription pour le financement des travaux. Il nous restera ensuite à mettre en place un dernier bâtiment, une petite maison de couturière démontée à Weyersheim, pour former l'entrée du Parc et clôturer ainsi ce petit quartier de maisons anciennes réhabilitées dans un environnement villageois qui reste assez proche des contextes d'origine.
L'intérieur des bâtiments est entièrement équipé d'objets et de mobilier anciens, reçus en don ou trouvés dans les vide-greniers ou autres brocantes. Nous faisons aussi appel à des artisans spécialisés dans la copie d’objets anciens en ce qui concerne notamment les poteries et verres en nous appuyant sur les objets récupérés lors de fouilles archéologiques. Nous avons ainsi réalisé des copies de plats culinaires en terre cuite dont les fragments ont été trouvés à Strasbourg et ont été prêtés par Monique Fuchs Enfin nous collaborons avec des associations du village notamment l’association des arboriculteurs qui organise des stages de taille d’arbres à l’écomusée.
Comment fonctionnez-vous ?
Les travaux de restauration spécialisés se font avec l'aide d'entreprises, rémunérées mais aussi impliquées dans la préservation de ce patrimoine. Ainsi, nous travaillons depuis un moment avec le charpentier de Vendenheim, Christophe Grunenwald. Pour la confection des tuiles creuses ou canal médiévales destinées à la maison d'Eckwersheim, nous avons passé commande à une tuilerie artisanale à Niederwiller. Les copies de verre sont de Marie-Cécile Dandine et les copies des céramiques par Véronique Durey.
Mais tout le reste de l'équipe est entièrement bénévole. Notre association compte près de 280 membres. Tous les jeudis, nous nous retrouvons à 5-6 personnes pour assurer l'entretien du site et les menus travaux. Par ailleurs nous travaillons un mois par an sur le site en continu dans le cadre de chantiers de jeunes bénévoles, accueillant chaque année une vingtaine de jeunes (et moins jeunes !). Ils logent au centre sportif et financent les frais de bouche de leur séjour. Comme sur tous les chantiers de jeunes, ces moments sont toujours d'une grande richesse en échanges.
Notre budget est alimenté par les cotisations des membres, des subventions de la commune et du conseil départemental et de dons. Nos activités sur site génèrent également des recettes non négligeables, comme les fêtes, repas avec tartes flambées, etc.
Le Parc est ouvert au public tous les dimanches pairs, en continu en été et bien sûr, sur rendez-vous. Les fêtes annuelles comme Noël et Pâques donnent aussi lieu à des manifestations spécifiques.
Nous consacrons aussi beaucoup de temps à l'accueil et à la formation. Le secteur scolaire est ici privilégié, avec l'organisation de classes patrimoine en collège ou en lycée, tel celui de Notre-Dame à Haguenau. De temps en temps, nous avons la chance de pouvoir former des étudiants, souvent en architecture, aux techniques anciennes de construction. Les artisans nous sollicitent pour des conseils dans notre micro région. Dans la mesure du possible, nous suivons aussi des chantiers de démolition -et ils sont (trop) nombreux- pour recueillir des matériaux ou seulement de la documentation.
Toute cette activité, tant dans le domaine du bâti que de la réunion des divers objets de la vie quotidienne, donnent lieu à des comptes rendus et articles étoffés dans nos cahiers annuels, Maisons alsaciennes : vie rurale et habitat : nous avons fêté le 20e numéro en 2018. Cette publication est à acquérir sur place ou par envoi.
Quel regard général portez-vous sur votre place dans la valorisation du patrimoine ?
A côté de l'Ecomusée d'Alsace, notre Parc est une petite structure, au rayonnement avant tout local. A Reichstett même, notre action a permis de soutenir la municipalité dans sa volonté de préserver un tissu ancien de qualité. Nous militons également avec un certain succès pour l'auto-construction. Nos relations avec l'ASMA (Association pour la Sauvegarde de la Maison Alsacienne) sont de même un moyen pour relayer l'intérêt du bâti ancien pour le cadre de vie. Et nos actions prennent aujourd'hui d'autant plus de valeur que l'Ecomusée, justement, est moins dynamique. Le concept de « route du colombage » ne serait à notre sens pas inintéressant, permettant de relier des structures comme la maison rurale de l’Outre-Forêt à Kutzenhausen et le musée d’Offwiller. Chacune de ces structures a une sensibilité différente (point fort axé sur l’archéologie en ce qui nous concerne, les travaux de la ferme en association avec les habitants dans les communes plus éloignées de Strasbourg, le recueil de témoignages oraux…) et permet de renforcer les liens que nous avons à maintenir avec le patrimoine rural.
Nous avons encore plein d'autres projets: l'essentiel de la collection mobilière est à valoriser; nous pensons aussi compléter notre collection de plantes; le site actuel étant désormais occupé, nous ne nous interdisons pas de penser à une extension. Nous avons d’ores et déjà par exemple planté une trentaine de cépages de vignes d’avant la période du phylloxera en association avec Vincent Zerr de Dangolsheim et aimerions réaliser d’autres collaborations sur cette thématique. Nous sommes d'autant plus combatifs que l'inclinaison de nos concitoyens pour la préservation et valorisation des maisons anciennes, avec les objets, us et coutumes qui vont avec, est aujourd'hui bien moindre que dans les années 1960-2000. Il y a là un challenge important, parce que nous savons que le tout béton et goudron est mortel pour notre culture.
Cette rubrique vise à faire connaître les acteurs du patrimoine œuvrant dans la région, qu’ils soient professionnels ou bénévoles impliqués dans des associations, qu’ils soient en charge de la gestion ou de la protection du patrimoine, chercheurs (historiens, et historiens de l’art, archéologues, etc.), architectes, artisans, restaurateurs, etc. L’important est qu’ils soient passionnés et que leur action soit remarquable.