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N° 60 – décembre 2021


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Sommaire




Éditorial




Bien chers amis, Nous voici au mitan de l’automne, une saison qui souvent rend nostalgique, du fait d’une perception accrue du temps qui passe. Cette fois, je crois, avec le recul progressif de la pandémie, les mois à venir nous paraissent marqués d’une forme de renouveau. Les masques et passes sanitaires restent exigés, mais, pour l’essentiel, la vie normale a repris ses droits. Les activités associatives ne sont pas en reste. Les semaines passées, notre Société a tenu son assemblée générale, participé aux Journées du Patrimoine en co-organisant avec les Amis du Vieux-Strasbourg la redécouverte des peintures médiévales de nos nouveaux locaux, organisé déjà deux conférences. Vous avez d’ailleurs été destinataires du programme de nos activités habituelles des mois à venir.

Nous vous proposons aussi une nouvelle Lettre d’information, la soixantième depuis sa création en décembre 1991 par Guy Bronner, notre président d’honneur, il y a exactement 30 ans. Vous y avez été régulièrement informés des dossiers du patrimoine en cours, des expositions et publications en lien avec nos centres d’intérêt. Les éditoriaux ont souvent pris la forme de cris du cœur, pour plaider la survie ou la valorisation de monuments insignes ou d’une bâtisse menacée ; dans d’autres livraisons, ils ont aussi attiré l’attention sur des questions plus générales, de fond.

Aujourd’hui, justement, il nous faut dire un mot sur les implications de la crise énergétique sur nos paysages et nos monuments. Nous avons déjà abordé le sujet de la nécessaire relation entre la préservation des ressources naturelles et du patrimoine bâti dans le n° 54 de novembre 2018. La tenue récente d’une conférence internationale sur le climat (COP 26 à Gglasgow), qui, entre autres, a pris des mesures pour réduire progressivement le recours aux énergies fossiles, tout comme l’augmentation actuelle très significative du prix de l’énergie nous invite à nouveau, et de façon plus concrète, à vous faire part de nos pistes de réflexion.

Cette crise énergétique, à la fois conjoncturelle et structurelle, voit se développer diverses formes de production d’électricité qui ont toutes leurs avantages et leurs inconvénients. Outre les centrales hydroélectriques, mais aujourd’hui pour l’essentiel hors d’Europe, les pistes explorées sont les centrales nucléaires, les éoliennes et les panneaux photovoltaïques, en attendant des solutions encore à développer telles l'hydrogène. À chaque fois sont évalués les besoins politiques (indépendance par d’accès aux ressources), économiques (volumes des ressources, coûts de la production, du transport...), écologiques (lutte contre diverses formes de pollution). Les problèmes posés sont les déchets (avant tout du nucléaire), le rapport qualité/prix/quantités produites et l’insertion des lieux de production dans le paysage et/ou l’environnement de la vie quotidienne. Dans tous les cas se pose la question de la pertinence des solutions élaborées et d’un nécessaire compromis. Toutes ces solutions nous interpellent d'abord en tant que citoyens. Mais nous avons aussi un avis plus spécifique en rapport avec le patrimoine pour les éoliennes et les panneaux photovoltaïques.

Pour les premières, si elles sont parfois implantées dans des secteurs au potentiel archéologique avéré, la réglementation en vigueur permet pour l’essentiel d’en étudier ou protéger les vestiges concernés. C’est avant tout la pollution visuelle qui est en cause. Ces nouveaux moulins à vent qui poussent en montagne, en plaine et (bientôt, pour la France) en mer forment des champs artificiels de mâts blancs de jour, clignotants de nuit, dominant tout du haut de leurs 150 m d’envergure.

L’Alsace, pour l’heure, n’en comporte guère (DNA, 20 juin 2021) mais on peut se faire une idée d’un futur possible en rendant visite à nos voisins de Forêt Noire. On se demande si leur apport en énergie renouvelable vaut un telle artificialisation de notre horizon. Bien sûr, tout est affaire de goût et d’habitude. Les pylônes à haute tension défigurent depuis longtemps nos paysages mais on n’y est toujours pas habitué. A contrario, les flèches et clochers de nos églises ou les silhouettes de nos châteaux de montagne ont pu, en leur temps, marquer tout autant les esprits par un mélange de peur (de Dieu ou du noble) et d’acceptation (de la puissance divine ou de la protection seigneuriale). Tous éléments qui de nos jours font partie d’un paysage à préserver. Mais toujours est-il qu’autour de nous, on voit bien que ces monstres d’acier sont rarement appréciés pour leur esthétique. Certes, leur mise en place est très encadrée par la réglementation, les commissions de la nature et des sites étant consultées en amont des projets. Et une meilleure intégration de l’éolien dans les paysages est en cours de réflexion au sein du Ministère de la transition écologique et solidaire.

Les panneaux photovoltaïques, quant à eux, font aussi partie de nos paysages. Le plus souvent encore, il s’agit de quelques plaques bleutées qui équipent discrètement des maisons individuelles pour la production d’eau chaude domestique. Mais on voit de plus en plus des toitures de hangars agricoles en plein champ entièrement couvertes de telles plaques. La Chambre d’agriculture d’Alsace soutient ces installations qui « créent un revenu d’appoint [...] tout en participant à la transition énergétique » (Chambre d’agriculture d’Alsace).

De même, des parcs de panneaux spécifiques se développent sur des friches, tels les 150 hectares d’une ancienne base aérienne à Marville (Meuse). Ici, la question de la protection du patrimoine est plus sensible, dans la mesure où l’équipement des bâtiments anciens, dont des monuments protégés, se pose. La commune d’Orbey, par exemple, a équipé plusieurs bâtiments municipaux (Mairie, école...), dont la totalité de la nef et bas-côtés de l’église (DNA, 18 sept. 2019). À Muttersholz, la Commune avait également envisagé de couvrir son église protestante de tels panneaux solaires. Son maire, écologiste, en attendait aussi des retombées en termes financiers (DNA, 16 avril 2021). Ce projet a rencontré une forte opposition locale, certains habitants regrettant l’absence de concertation et craignant surtout le caractère inesthétique des panneaux sur un bâtiment emblématique. Ce projet est aujourd’hui abandonné au profit d’un autre bâtiment municipal (DNA, 17 sept. 2021).

Aucun de ces bâtiments n’étant protégé au titre des Monuments historiques, ces services n'ont donc pas eu à donner leur avis. Mais ils sont souvent sollicités soit pour des bâtiments protégés, soit surtout pour ceux situés aux abords de tels édifices. Suite à une question posée par le sénateur de Haute-Saône Alain Joyandet (JO du Sénat du 2 nov. 2017, p. 3400), le Ministère de la culture a rappelé la nécessaire instruction de tous les permis de construire par l’architecte des Bâtiments de France, sa décision « devant concilier les politiques en matière de conservation du patrimoine et celles en faveur du développement durable »; par ce biais, l’ABF « peut orienter le demandeur dans la conception de son projet, notamment lorsqu’il s’agit d’énergies renouvelables » (JO du Sénat, 8 févr. 2018, p. 544).

Rien n’est dit toutefois des solutions réelles, les panneaux photovoltaïques habituels (en verre bleu) étant plus que vraisemblablement prohibés. Une réponse plus précise est de fait rapportée dans BatiActu, la revue des professionnels du BTP dans sa livraison du 28 juin 2017. Un « Plan solaire » décidé par le secrétaire d’État à la transition écologique et solidaire signale que « les architectes des Bâtiments de France autorisent l’installation de tuiles solaires discrètes sur certains édifices »; ce plan préconise d’aller plus loin « tant que l’esthétique des monuments est respectée ». La photo des tuiles solaires de couleur gris-noir qui accompagnent cet article fait penser aux couvertures en ardoise; il faut espérer que les coloris peuvent s’adapter aux différentes particularités régionales. L’église de Manspach (68) est équipée de telles tuiles, remplaçant effectivement une toiture en ardoises depuis 2010. Aux questions d’esthétique pour ces panneaux so- laires, il convient d’ajouter les interrogations des pom- piers, selon plusieurs articles, dont une mise au point d’un agent spécialisé des assurances AXA en 2018 (lien). Les problèmes ne viennent pas tant des dysfonctionnements des circuits électriques que de la quasi impossibilité d’arrêter la production d’électricité lors d’une intervention, créant un danger d’électrocution en cas de contact avec l’eau.

Par ailleurs, toujours en cas d’incendie, les toitures peuvent s’effondrer plus vite du fait d’un surpoids des panneaux, les couches de verre surchauffées risquant de se briser et d’être projetées à des dizaines de mètres. Bref, pour toutes ces raisons tant esthétiques que de sécurité, les panneaux solaires peuvent poser problème et il vaudrait mieux les éviter sur les monuments protégés ou leurs abords immédiats dans l’attente de solutions adaptées. Bien entendu, a contrario, il n’est pas juste de priver certains de l’équipement de bâtiments tant publics que privés permettant de réduire l’empreinte carbone tout comme les dépenses de fonctionnement. Notre point de vue sur ces questions de rapport entre adaptation de nos sociétés aux défis énergétiques et préservation d’une biodiversité patrimoniale mérite sans aucun doute des compléments d’information et surtout d’autres avis argumentés. Nos colonnes, dans cette lettre d’information, sont ouvertes à ceux qui veulent participer à ce débat.

Jean-Jacques SCHWIEN





LA SYNAGOGUE MÉDIÉVALE DE ROUFFACH (68) : DOCUMENTATION, ANALYSE, CONTEXTUALISATION


Présentation du projet

Bien que l’ancienne synagogue de Rouffach (68) soit l’un des plus anciens bâtiments juifs conservés d’Europe, nous disposons de très peu d‘informations sur l’édificemême, aujourd’hui habité. En 2020, les propriétaires ont accepté à titre exceptionnel la réalisation d’un diagnostic archéologique pour une durée de trois semaines dans le cadre d’un travail universitaire. L’objectif de ce diagnostic était de récolter des indices quant à l’histoire du bâti afin de vérifier et étoffer les résultats de l’unique étude menée sur la synagogue en 1906 par Charles Winkler. L’analyse s’est concentrée sur le rez-de-chaussée ainsi que sur lescombles. Des plans en l’état ont été réalisés, ainsi qu’une analyse dendrochronologique, une documentation détaillée des faits et une proposition de phasage (fig. 3). Les informations récoltées ont été mises en contexte à l’aide d’éléments historiques comparables, et visualisées grâce à des dessins de reconstruction. L’opération a été menée avec le soutien de l’association B’naiB’rithHirschler et du SRA Strasbourg. Proposition de phasage (fig. 5) La synagogue fut construite dans la seconde moitié du XIIIème siècle. Le violent pogrom de 1338 signifia la fin de la communauté juive de Rouffach, et le bâtiment fut laissé en état jusqu’à la moitié du XVème siècle. Un réaménagement conséquent eut alors lieu afin de rendre le bâtiment habitable. C’est en effet ce qu’indiquent l’analyse dendrochronologique d’échantillons provenant de la charpente et du plafond du rez-de-chaussée datant de 1453/4(d) ainsi que la datation stylistique d’une ancienne Stube au ler étage dans le XVème siècle. En revanche, le bâtiment à deux étages jouxtant immédiatement l’ancienne synagogue au sud n’a pas pu avoir été construit à cette époque, ce dernier date éventuellement du XVIIIème siècle.

L’ancienne synagogue : révision de l’état des connaissances

L’étude de 1906 offre de premières informations sur le bâti, mais son auteur Charles Winkler a mêlé des propositions de reconstruction aux relevés, comme il était d’usage à son époque. Ainsi, le relevé du rez-de-chaussée correspond plutôt à une proposition idéalisée de plan d’origine, comme le montre par exemple le nombre exagéré de niches murales et leur position éloignée de la réalité (fig. 2). De plus, Winkler n’a probablement pas pu observer la partie haute des façades de la synagogue, puisqu’il a documenté l’oculus du mur est (fig. 1) sans quintilobe et n’a relevé aucune des anciennes ouvertures qui ont été découvertes au second étage au cours de travaux de rénovation dans les années 1980. À une hauteur similaire à ces ouvertures bouchées, une fenêtre à deux baies trilobées a été conservée sous le crépi à l’extérieur de la façade ouest, encore visible aujourd’hui. Des pots en céramique datant du XIIIème siècle imbriqués dans les murs ont également été prélevés vers 1980 au niveau de l’oculus (fig. 4) -ils servaient probablement de pots acoustiques dans le bâti d’origine et ont pu être documentés au cours de cette étude. Ces éléments indiquent que la charpente de la synagogue se trouvait certainement à une hauteur similaire à celle d’aujourd'hui, contrairement à ce qui était supposé jusqu’à présent. Il s’agissait d’un toit à deux ou à quatre versants séparé de la salle par un plafond plat, la disposition des fenêtres et de l’oculus ne permettant pas de voûte en bois. Cette étude a pu apporter d’autres éléments d’informations : trois appentis entouraient la salle de prière, au nord se trouvait très certainement une salle des femmes. L’accès à la salle a dû se trouver à l’ouest de la façade sud, certainement sous la forme d’un portail à arc brisé trilobé, dont les restes réutilisés se trouvent actuellement dans la façade sud de l’annexe (fig. 5 phase 3).



La création d’une habitation

La structure particulièrement homogène dont le bâtiment a été doté au milieu du XVème siècle témoigne d’une conception planifiée pour le réaménagement en habitation (fig.4). Les plans d’étages ainsi que la Stube et la charpente sont des éléments caractéristiques du XVème siècle, ici particulièrement bien conservés. L’ancienne synagogue de Rouffach possède une histoire du bâti unique. Il s’agit d’un bâtiment patrimonial exceptionnel pour la ville, la région culturelle du Haut-Rhin et à rayonnement européen en tant que témoin de l’histoire du judaïsme. Il serait intéressant d’élargir cette étude à l’intégration de la synagogue dans le quartier juif de la ville ; en effet, encore trop peu d’éléments de l’histoire de Rouffach sont connus à ce jour.

Fig. 1 : Relevé manuel des élévations non enduites du rez-de- chaussée (original 1/25e ) avec phasage. Sur la vue est au centre position de l’aron hakodesch, sur la vue nord bouchages horizon- taux sous la corniche donnant possiblement sur une ancienne salle des femmes.

Fig. 2 : Hypothèse concernant l’histoire du bâti: vues isomé- triques avec propositions de reconstruction en bleu. À gauche: phase 1 (2ème m.13ème s. - 1454d), deux variantes avec toit à 2 et 4 versants, au-dessus à titre de comparaison la proposition de Win- kler. Au centre: phase 2 (1454d - XVIIIème siècle ?) avec l’escalier extérieur supposé comme accès à l’habitation. À droite : phase 3 (XVIIIème siècle ?) avec l’extension au sud. Cette phase correspond à l’état actuel de l’édifice.

Fig. 3 : Rez-de-chaussée de l’ancienne synagogue de Rouffach, 1/100e . Superposition du relevé de Winkler (1905, en noir. Denkmalarchiv, DRAC Grand Est, Pôle des patrimoines) et du relevé topographique réalisé dans le cadre de l’étude (2020, en rouge. DAO: Heym).

Fig. 5 : Vue idéalisée en coupe avec élévation est, 1/100e . État hypothétique vers la moitié du XVème siècle avec nouveaux pla- fonds et charpente. Contre la façade sud: accès extérieur aux étages. Sous l’enduit du 2ème étage se trouvent les pots acous- tiques et les anciennes baies de la synagogue.


Carla HEYM





QUELQUES LECTURES...



BENGEL Sabine, Des pierres et des hommes. Le chantier de la cathédrale et la fondation de l'Oeuvre Notre-Dame, Eckbolsheim, Editions du Signe, 2020, 215p.

Voici un petit ouvrage qu’il sera plaisant d’offrir.

Ce nouveau guide de la cathédrale de Strasbourg est ce qu’on attendait depuis longtemps. Son titre même est ingénieux, puisque le monument est abordé en tant que tel bien sûr, mais surtout au travers de ceux qui qui l’ont conçu, construit et reconstruit, entretenu et aimé, d’hier à aujourd’hui. Son auteur est désormais bien connu du public averti, puisque Sabine Bengel œuvre depuis de longues années et avec passion pour l’étude et la valorisation de l’édifice.

L’ouvrage, donc, est un guide au format poche, aisé à manipuler ; vendu à 10 euros, il connaîtra assurément une large diffusion. Il n’est pas conçu pour visiter physiquement la cathédrale, le nez en l’air et le doigt sur les explications souhaitées, ce rôle est aujourd’hui dévolu aux audio-guides. C’est au contraire un fascicule qui permettra de préparer cette visite et de la compléter après coup. Il est en effet formé de petits chapitres de 1 à 4 pages, avec des titres toujours suggestifs quant au contenu, propres à répondre à la curiosité des visiteurs sur à peu près toutes les questions qu’ils pourraient se poser. L’illustration est exemplaire et abondante.

La première partie aborde la chronologie, d’abord de la construction, puis de l’entretien et de la restauration depuis le Moyen Âge. Les aspects proprement architecturaux habituels (styles, vitraux, sculptures, peintures...) sont largement complétés par des données sur les matériaux (grès, briques, métal) et les personnages à l’œuvre (architectes, gardiens de la tour...), sans oublier les légendes, dont celle sur le lac souterrain, démythifié. La période post médiévale est un vrai plus par rapport aux guides précédents, puisqu’elle est traitée de façon tout aussi complète. Aux éléments fondamentaux comme l’horloge astronomique, le bonnet phrygien révolutionnaire, les dégâts de 1870, le sauvetage du monument par G. Klotz et J. Knauth, on trouve par petites touches des aspects souvent négligés, comme le cloître, les boutiques extérieures, le télégraphe Chappe.

Une seconde grande partie est consacrée à l’Œuvre Notre-Dame, son histoire et son fonctionnement, en particulier pour les questions de financement. C’est l’occasion de revenir plus précisément sur les chantiers de construction aux diverses époques, les méthodes et outils nécessaires à l’entretien, les ressources et propriétés plus ou moins lointaines (la maison Kammerzell, les forêts de l’Elmerforst...). Un chapitre conséquent sur le musée et un autre sur les collections de l’OND complètent le tableau. Seront sans doute particulièrement appréciés les lignes sur la gypsothèque, cet immense réservoir sur la sculpture médiévale et quasi inconnu du public, y compris averti, tout comme le point sur les archives, qui ne se résument pas aux seuls dessins médiévaux. La photo d'une rangée d’ouvrages en vrac dans la bibliothèque (p. 180-181) résume excellemment la démarche de ce guide, le savoir accumulé permettant de donner sa vraie dimension au monument.

Il y a tout de même quelques petits regrets. Le plan de la cathédrale (pour suivre les descriptions) et une table des matières plus détaillée (pour mieux naviguer dans les contenus) auraient pu être insérés sur les rabats. Un chapitre sur l’histoire de la toiture tout comme une évocation du Grand chapitre n’auraient pas été inutiles. Les origines sont traitées un peu vite, sans rappel des connaissances actuelles sur les groupes cathédraux ; en outre, l’interprétation du fragment de bassin découvert récemment sous la chapelle Saint-Laurent en tant que cuve baptismale fait débat. On regrette enfin que les fonctions de l’auteure et son investissement au sein de la Fondation de l’OND ne soient pas rappelées dans l’opuscule, pour que le grand public puisse faire le lien entre elle et tous ces "hommes" évoqués dans le titre.

Mais il s’agit là de détails. Ce guide est parfait et devrait servir de modèle. Il nous informe tout à fait classiquement sur le monument en développant toutes les branches actuelles et souvent très récentes sur lesquelles s’appuient nos connaissances, des plus détaillées aux éléments du contexte.

GRODWOHL Marc, avec la collaboration de François HENGY et Christine VERRY, Les villageois de Lutter en leurs demeures, tome II. Des visages aux fenêtres (1450-1630), Hegenheim, Editions du Cercle d'histoire de Hégenheim et environs, 2020, 200p.

Depuis plus de 10 ans maintenant, Marc Grodwohl publie quasi annuellement un ouvrage sur son champ de recherches de prédilection, l'habitat et les espaces ruraux entre 1400 et 1700 dans le sud de la région. Sa dernière livraison est le second tome de l'étude du village de Lutter, sur les confins du Jura, parue en 2015. Nous en avions fait un compte-rendu élogieux dans notre Lettre d'Information de la même année (n° 45), soulignant les qualités d'écriture, la richesse graphique et iconographique, l'analyse serrée des sources écrites et matérielles, donnant un modèle d'histoire totale d'une communauté rurale entre la guerre des Paysans et la guerre de Trente ans.

Ce premier volume était centré sur l'inventaire après décès d'un notable du lieu, décédé en 1582, et sur l'analyse d'une trentaine de bâtiments conservés de cette époque, datés par dendrochronologie, permettant d'associer structures d'habitat et terroir dans une fresque tenant compte autant des caractéristiques de la géographie que des changements sociétaux et matériels sur le court terme. A ce moment là, il n'était pas question d'un second volume. Celui-ci s'est profilé à la suite de la découverte du terrier des biens du Grand Chapitre de Bâle à Lutter et environs, daté de 1575 puis de l'accès à la documentation de la thèse de Gérard Munch sur le monastère de Lucelle, remis spontanément par sa famille après son décès en 2018. De ce fait, ce second volume apparait d'abord comme un addenda du premier, comblant souvent des blancs et questions restées ouvertes ; il confesse également certaines erreurs d'analyse du fait de la nature des sources, telle que celle du modèle de la maison du notable de 1582, avec une humilité qui est tout à l'honneur de l'auteur.

Mais en réalité, c'est une nouvelle histoire qui est écrite, avec des conclusions renouvelées. La qualité de l'ouvrage, déjà évoquée dans le premier compte rendu, reste la même et nous n'y reviendrons pas. Ce qui change, c'est la focale. L'analyse du bâti du premier volume (structures et cartes) a livré en quelque sorte une histoire sans paroles, même si le dossier notarié de 1582 ouvrait un pan sur la richesse matérielle de ce notable et d'une partie de ses contemporains.

Le terrier de 1575, mis en perspective avec d'autres données topographiques, antérieures ou postérieures, plus ou moins complètes, a permis de dessiner l'organisation du village et d'une partie du terroir en mettant des statuts, des noms de personnes et de lieux, parfois des généalogies, sur l'essentiel des maisons et parcelles de ce long XVIe siècle. Le travail est titanesque, mais la compréhension nous est facilitée par les nombreux tableaux, cartes, listes prosopographiques.

A partir de cet état des lieux est remis sur l'ouvrage la typologie des habitats et ses évolutions correspondantes tout comme celles des ressources du terroir. Chemin faisant, sont discutées très finement les questions de toponymie, du réseau viaire, de la complexité de l'assolement, des limites entre village et espaces cultivés, du rapport entre parcelles/bâtiments/ayants-droits/occupants. A la première histoire "totale" s'ajoutent ainsi les habitants : sur la trentaine de maisons datées et étudiées en 2015, nous avons désormais sinon les visages aux fenêtres (comme suggéré par le sous-titre du volume), du moins des noms. L'enquête initiale avait déjà noté le passage de la maison en bois à la maison en pierres autour de 1530. Mais ici, elle s'affine en cernant mieux les volumes, les fonctions et leur évolution en lien avec des familles et des personnages identifiés. Pour ces réaménagements (logis, espaces agricoles telles granges et étables), les modifications parcellaires ne paraissent d'ailleurs pas tenir compte du propriétaire foncier, certaines "fermes" se développant allègrement sur les voisins du chapitre cathédral.

Lutter a l'avantage d'avoir échappé au remembrement et à la dilatation pavillonnaire, ce qui a permis cette approche micro-historique, les volumes matériels conservés résonnant avec des documents structurels anciens. Peu de lieux offrent une telle résonnance et, en celà, on aura du mal à extrapoler à partir de cet exemple. Le premier volume surfait sur cette héritage, d'autant que les études avaient été rendues possibles par l'engouement et l'aide des habitants. Ce second volume, en revanche, montre que le moment était bien choisi, l'évolution des modes de vie gommant désormais très vite ces structures anciennes.

FLUCK Pierre, BAUER Delphine, BOUVIER Jean-François. Le prolétariat de la Renaissance. Les révélations d’un village de mineurs. La Fouchelle, Val d'Argent, Alsace. S.l., Éditions du patrimoine minier, 2020, 228p. L’aventure des recherches sur les mines d’argent de la vallée de Sainte-Marie, engagée depuis plus de quarante ans, a déjà livré de nombreux ouvrages et articles, relatant l’histoire et l’organisation de l’exploitation de ce minerai au cours du second Moyen Âge. La nouvelle publication proposée en diffère radicalement, puisqu’elle s’éloigne du monde souterrain des galeries et puits ou des questions techniques pour ouvrir sur le monde des acteurs de terrain de l’époque.

En effet, le hasard de travaux de voirie a permis la découverte d’un village sur les pentes de la vallée, au lieu-dit La Fouchelle, au-dessus de la ville. Il est formé d’une cinquantaine de maisons au moins, datant d’un large XVIe siècle, adossées à la montagne, en bordure d’un chemin en forme de fourche, se développant sur plus de 400 m. L’équipe animée par Pierre Fluck en a fouillé 21, au cours de 7 campagnes entre 2013 et 2019. C’est une synthèse des rapports annuels, avec un choix des éléments les plus pertinents, qui est exposée dans ce nouveau volume des Éditions du Patrimoine minier dans un format proche du A5.

Introduit par une préface de Marc Grodwohl et un avant-propos de David Bourgeois (doctorant à l’UHA), l’ouvrage rappelle d’abord le contexte des recherches sur les mines dans cette partie des Vosges et l’histoire de l’exploitation entre le haut Moyen Âge et l’époque moderne. L’essentiel est évidemment consacré à la structure des vestiges et à l’abondant mobilier, en particulier les éléments relatifs aux poêles. Une grande partie finale met ces découvertes en perspective avec l’histoire de l’habitat ouvrier en Europe, avant de conclure sur la précocité du cas de La Fouchelle. Chacune de ces parties est parsemée de définitions et d’explications méthodologiques destinées au lecteur peu familier des démarches archéologiques.

Les maisons ou unités d’habitation sont groupées par ensembles de deux à cinq cellules, alignées coté haut de la pente et séparées par des espaces «vides» (ou plutôt non fouillés) plus ou moins importants. Creusées dans la roche, les cellules sont globalement identiques, avec deux pièces –cuisine et Stube- équipées de leurs foyers spécifiques de part et d’autre d’une cloison. Les murs sont en pierre, mais la question de parties en colombages, au moins pour les gouttereaux coté chemin, reste ouverte. Sauf cas particuliers, les sols sont en bois, protégés de l’humidité par des drains assez systématiques. Il y a généralement deux portes, l’une pour l’accès de la rue à la cuisine, l’autre, interne, pour passer dans la pièce à vivre. Ces ouvertures devaient aussi assurer l’essentiel de la lumière naturelle, les traces de vitrage étant quasi absentes.

Ces pièces sont de petites dimensions, de 2,5 x 4 m pour les cuisines et 3,5 x 4 m pour les Stube, soit une surface utile totale par unité d’habitation de 25 m2. Cette exiguïté implique un étage potentiel pour le couchage mais rien, sur le terrain, ne permet de le confirmer, encore moins d’en cerner une quelconque volumétrie, un accès (escalier, échelle) ou une forme de toit (un ou deux pans). Hormis quelques rarissimes pièces annexes, supposées servir à du stockage ou de la stabulation, il manque aussi les éléments de confort majeurs, comme l’accès à l’eau (supposé effectué par portage depuis un cours d’eau proche) ou les latrines (peut-être construites de l’autre côté du chemin).

L’environnement topographique ne permet pas d’envisager facilement des jardins, mais ne l’exclut pas. Le mobilier ouvre sur la question des habitants et du mode de vie. La position même du village, à 400 m de la première mine, invite déjà à y supposer un habitat de mineurs. De nombreux résidus métalliques dans les déblais et des creusets permettent de considérer la présence d’essayeurs de minerais et de fondeurs. Mais tout le reste, de l’abondante vaisselle aux nombreux petits objets du quotidien, indique la présence de familles avec femme (objets de couture et éléments de vêtement spécifiques) et enfants (nombreuses billes en terre cuite, jouets en forme de cheval). Quelques objets sont des pépites archéologiques, comme la fourchette à deux dents, typique de l’évolution des arts de la table à la Renaissance, mais rares en fouilles ; la présence de pipes en terre cuite témoigne de même de nouveaux usages, liés à l’arrivée du tabac en Europe ; d’autres objets étonnent dans ce milieu comme les balles d’arquebuses ou un fermoir de livre. Mais ce mobilier est aussi à regarder du côté de ce qui manque dans une fouille d’habitat. On a déjà évoqué l’absence de vitrage.

Mais la rareté des clés, clous, vaisselle en verre, déchets alimentaires en os (à part le squelette entier d’un lapin) a des implications diverses selon les cas mais tout concourt à rechercher les zones de dépotoir, que la fouille n’a pu déceler mais qui, selon l’équipe, devrait se trouver sur les pentes. Les vestiges de poêle, qui, pour les archéologues, forment à la fois une structure (de chauffage) et du mobilier (d’objets en terre cuite) complètent cet ensemble de découvertes. Dans la plupart des maisons fouillées, leur socle en dalles de terre cuite ou en pierres était conservé, avec parfois même le rang inférieur des carreaux. Ces vestiges convergent avec les structures observées dans les « maisons du poêle », ces ateliers construits à l’entrée des mines, mais diffèrent de la tradition générale au socle surélevé. Ces fouilles ont aussi livré une incroyable moisson de modules des élévations écrasés sur place, carreaux-bols, carreaux plats et fragments de plaques en fonte, entre 30 et 100 éléments selon les pièces. Selon des moules découverts auparavant aux abords des mines, une partie au moins des carreaux est issue d’ateliers gérés par les mineurs eux-mêmes. Le motif dominant est celui dit en tapisserie, avec divers décors (chevrons, fleurs de lys, fonds d’écuelle, sablier…) glaçurés en vert. Un second type figure des personnages en bas-reliefs (princes, évangélistes…), des allégories, des scènes bibliques, les plus souvent sans glaçure mais avec des traces de graphite. La composition en élévation est malaisée à cerner mais la règle générale parait être la mixité des matériaux (fonte/terre cuite), des modules (carreaux-bols/plats) et des motifs, avec toujours au moins un carreau différent des autres, sans pouvoir savoir ce qui relève d’un programme initial ou de réparations.

Mobilier et poêle fournissent globalement les bornes chronologiques du village. À la différence des activités industrieuses, très bien documentées par les archives, cet habitat est absent des sources écrites et cartographiques. Une analyse serrée de l’histoire des mines les plus proches, en particulier celle de Saint-Barthélémy, ouverte en 1524 et représentative du passage à l’ère industrielle de l’exploitation, suggère l’hypothèse d’un village édifié à cette époque pour accueillir les familles d’ouvriers, jusqu’alors installées pour l’essentiel chez l’habitant. La Guerre de Trente Ans, qui sonne le glas de l’exploitation minière, met aussi un terme à l’occupation de La Fouchelle.

C’est au total une aventure fantastique qui nous est contée par l’équipe de Pierre Fluck. L’ouvrage n’est pas exempt de quelques faiblesses. Les figures sont parfois trop petites, à la limite de la lisibilité. La partie chronologique est aussi exposée avant les chapitres sur le mobilier et les poêles, ce qui alourdit le propos. Il manque un profil stratigraphique général pour visualiser clairement le mode de construction de cet habitat accroché à la pente et de la couche de remblais si importants pour la préservation du site.

Mais l’essentiel est évidemment cette belle fouille publiée dans un délai aussi bref après la fin de l’opération. L’apport est exceptionnel. Pas seulement parce que la mise au jour de l’habitat complète les données sur la partie industrieuse des recherches, mais parce que nous avons là une forme très précoce de cité-ouvrière, une découverte qui dépasse largement le cadre local. Elle s’insère certes dans de nouvelles formes d’habitat collectif, mais à vocation avant tout sociale, comme la Fuggerei à Augsbourg (strictement contemporaine) ou les Prechterhaüslin de Strasbourg (vers 1550). À La Fouchelle, même si le maître d’ouvrage est inconnu, la relation entre un lieu de production et le logement des ouvriers peut être très fortement supposée, préfigurant avec plus de deux siècles d’avance les réalisations à grande échelle de l’industrie textile puis charbonnière. Au-delà de son intérêt pour l’histoire du logement ouvrier, cette fouille est majeure également pour l’histoire de l’habitat tout court. Il est rare en effet d’avoir un tel ensemble de constructions à cette échelle pour la fin du Moyen Âge et les débuts de l’époque moderne.

Nous découvrons ainsi un module primaire, formé de deux pièces, cuisine et Stube, différent des maisons rurales et urbaines contemporaines et d’ailleurs de dimensions étonnamment réduites. La relative courte durée de l’occupation a également son intérêt, donnant un instantané du mode de vie au travers du mobilier en lien avec le programme constructif originel, au lieu des états successifs et incomplets habituels. Enfin, pour le chauffage au poêle, La Fouchelle devrait devenir la référence archéologique majeure dans l’espace européen : les fouilles livrent généralement des dépotoirs de pots et carreaux et exceptionnellement le socle d’un poêle, sans commune mesure avec la vingtaine de structures en association avec tout ou partie des élévations écrasées sur place. Outre la question majeure des techniques de chauffage, il y a là des éléments de premier plan pour alimenter le débat sur le programme iconographique des poêles avec ici, en particulier, celui de la religion de ces mineurs, les motifs de carreaux du second type (allégories, évangélistes ….) pouvant avoir été privilégiés par des protestants.

Le lecteur, en bref, ne pourra qu’être enthousiasmé par cette somme de découvertes, pour faire écho à l’enthousiasme très affirmé des auteurs. En dépit de ses 230 pages, on trouvera l’ouvrage au final trop court, tant les informations sont denses et délibérément synthétisées. On ne peut que suggérer une suite ou, à tout le moins, une mise en ligne des rapports pour ceux qui voudraient en savoir plus sur le quotidien « à la maison » des familles de mineurs de la Renaissance.

Jean-Jacques SCHWIEN