Rollins, raconte-nous d’où tu viens, et comment tu es arrivé en France.
Né aux États-Unis, à Cambridge (Massachusetts), en 1946, je porte le prénom de mon père, Rollins,
avec le surnom « Jr ».
Mon père, qui avait fait des études de mathématiques avant la guerre,
a ensuite fait les Beaux-Arts à Harvard (c’était une tradition familiale de faire ses études
à Harvard). Par la suite, nous avons vécu à Manhattan, New York City. Mes parents se sont séparés
lorsque j’avais quatre ans.
Avec ma mère et mes deux frères, nous sommes alors partis vivre à Long
Island, dans la banlieue de New York,
j’ai passé mon enfance. Mon père, lui, est devenu publicitaire à Manhattan. Il a fait des publicités
commerciales pour la télévision, et même une pour Coca Cola. Moi, je ne le voyais qu’une ou deux fois
par an. Quand j’ai eu quinze ans, il a quand même insisté pour me faire poursuivre ma scolarité dans
une école préparatoire privée, dans la banlieue de New York, une école d’élite tenue par des quakers.
Ensuite il a tenu à ce que j’aille à l’Université Harvard, comme lui, mais je n’ai pas voulu. Pendant
quatre ans, jusqu’en 1968, étudiant en sciences économiques à l’Université de St. Lawrence, j’ai consacré
mes recherches à l’économiste américano-soviétique Wassily Leontief.
En 1968, la guerre du Viêt Nam [dans laquelle les États-Unis avaient commencé à intervenir massivement
depuis 1965] s’est imposée à moi. À ce moment-là, il y avait très peu de gens qui s’opposaient à la guerre.
Pour éviter de me retrouver dans des unités de combat, et pour sauver ma peau, des copains m’ont conseillé
de m’engager comme volontaire : au lieu de deux ans, je ferai près de trois ans de service, et je devrai
choisir une école militaire.
Accepté dans une école de langues en Californie, j’aurais voulu apprendre le russe,
ce qui n’a pas été possible ; j’ai alors appris le français. Après 6 mois, j’ai fait une demande pour entrer
dans les services de renseignement, qui a été acceptée. Envoyé au Laos, à Vientiane, dans le service de
renseignement d’un corps diplomatique, j’y suis resté presque deux ans. Il s’y jouait un conflit annexe
de la guerre du Viêt Nam, et les États-Unis y pratiquaient des bombardements aériens intensifs et meurtriers.
Ça m’a dégoûté.
Je faisais tout pour sortir de la caserne, découvrir le pays et apprendre le laotien.
À la fin de mon service militaire, je ne voulais plus retourner vivre aux États-Unis. La femme du lieutenant
de la mission militaire française au Laos m’a parlé d’Aix-en-Provence comme d’une ville formidable pour
faire ses études. C’est comme ça que je me suis retrouvé en France, à Aix, en 1971.
Et c’est à ce moment-là que tu t’es lancé dans les études d’archéologie ?
Au départ, je faisais plein de choses : j’étais étudiant aux Beaux-Arts, je suivais des cours d’histoire de l’art,
j’apprenais le chinois et je pratiquais parallèlement la danse moderne, avec la chorégraphe Odile Duboc.
Et puis j’ai commencé à graviter autour des enseignants d’archéologie. À cette époque, l’Université
d’Aix-en-Provence était devenue, sous l'impulsion de Georges Duby qui y avait enseigné [de 1951 à 1970],
l’un des centres majeurs de la recherche historique médiévale. J’y ai rencontré Gabrielle Démians
d’Archimbaud, Paul-Albert Février, Michel Fixot ou encore Yves Esquieu, qui y enseignaient tous.
Petit à petit, l’archéologie a pris toute la place : à partir de 1974, j’ai commencé à participer
intensivement aux fouilles dans la cathédrale d’Aix, puis à étudier, entre autres, le baptistère
réputé antique. J’ai fini par consacrer ma thèse de doctorat au groupe épiscopal d’Aix [soutenue
en 1981, publiée aux éditions du CNRS en 1987]. Sur le baptistère, j’ai fait des relevés des
élévations, en appliquant des principes méthodologiques jusqu’alors plutôt réservés aux maçonneries
antiques arasées.
J’ai démontré que le baptistère n’était pas antique, mais qu’il datait du milieu
du XIème siècle. Il y a eu, bien sûr, quelques mécontents. Je me suis aussi intéressé aux transformations
du groupe épiscopal d’Aix jusqu’au XIXème siècle, ce qui n’était pas courant dans le milieu des archéologues.
Plus tard, mon travail sur la cathédrale d’Aix a été considéré comme la première thèse d’archéologie monumentale
en France. Mais à cette époque-là, dans les années 1970, je me sentais parfois rejeté car, vétéran,
certaines personnes m’assimilaient à la guerre du Viêt Nam et à l’impérialisme américain.
Et l’Alsace, tu y arrives quand ?
Pas tout de suite. Après la thèse, j’ai dû quitter la France en trois mois,
car mon permis de séjour touchait à sa fin, et je n’avais pas, dans l’immédiat,
de perspective de travail ici. Ça a été un déchirement. J’ai dû retourner aux
États-Unis et, de là, je suis parti au Québec (Canada), où j’ai rencontré des
historiens médiévistes et des archéologues comme Pierre Nadon et Marcel Moussette.
C’est là que j’ai commencé à enseigner, à partir de 1982, ayant obtenu une charge
de cours d’archéologie médiévale à l’Université Laval à Québec. En même temps,
j’ai commencé à travailler comme archéologue professionnel.
Malheureusement, les
enseignants anglophones ont ensuite cherché à m’écarter… On m’a chargé de cours
d’histoire de l’art à l’Université Concordia et à l’Université du Québec à Montréal
de 1984 à 1986, ce qui ne me plaisait pas : je voulais continuer à enseigner l’archéologie.
De mon côté, j’essayais de revenir en France, mais il fallait un visa. En été 1985,
j’ai commencé à fouiller le prieuré roman de Salagon (Alpes-de-Haute-Provence),
à l’instigation de Michel Fixot.
Puis Gabrielle Démians d’Archimbaud et Paul-Albert
Février se sont arrangés pour me procurer une série de contrats avec un architecte en
chef des monuments historiques, Francesco Flavigny. Pendant deux ans [1987-1988],
de retour dans le sud de la France, j’ai ainsi cumulé des contrats à l’Afan [Association
pour les fouilles archéologiques nationales, ancêtre de l’actuel Inrap, Institut national
de recherches archéologiques préventives], ce qui me valait des jalousies de la part de collègues
moins « chanceux » que moi. C’est aussi à cette époque, à Fréjus (Var) en 1988, que j’ai rencontré
Martine Willaume, une archéologue protohistorienne devenue conservatrice au Service régional de
l’archéologie à Aix…
Un beau jour, Michel Fixot nous a invités chez lui à Marseille, Martine et moi, pour me dire
que l’Université de Strasbourg cherchait un maître de conférences en archéologie médiévale,
pour compléter l’enseignement d’histoire de l’art médiéval de Christian Heck.
Le poste avait
été créé pour Joëlle Burnouf, mais avec mon doctorat en archéologie médiévale, une solide
expérience d’archéologue de terrain, une bonne expérience d’enseignement universitaire et
la thèse publiée au CNRS, ma candidature a été retenue. Je débarque ainsi à Strasbourg à la
rentrée de 1989, à l’âge de 43 ans, moins chauve qu’aujourd’hui.
Comment ça s’est passé, à Strasbourg ?
Bien accueilli à l’université, j’ai d’abord habité à Strasbourg pendant deux ans, jusqu’à
ce que nous nous installions à Metz avec Martine, qui avait pris le poste de conservatrice
régionale de l’archéologie en Lorraine. Je passais des heures dans le train : j’en profitais
pour travailler. À la fac, il fallait créer la bibliothèque d’archéologie médiévale, qui
n’existait pas encore. À côté de l’enseignement, il y avait des chantiers de fouilles en été,
sur lesquels j’emmenais des étudiants de Strasbourg.
Par exemple, il y eut encore des fouilles
à Salagon (étés 1990 et 1993), et surtout la fouille de sauvetage programmé de l’église
Saint-Étienne de Mulhouse (1991) [qui a longtemps été la seule fouille archéologique digne
de ce nom dans cette ville], et enfin l’étude de l’église abbatiale d’Ottmarsheim (1993-1997).
Mais ce qui pour moi a été le plus grand bonheur, ça a été le travail fourni, avec succès
je crois, pour former des étudiants pour l’archéologie professionnelle. Ma vie avait été celle
d’un archéologue bénévole pendant les années 1970, puis j’avais connu l’incertitude des petits
contrats, et je voulais que les étudiants trouvent le moyen de s’insérer dans le monde professionnel.
Je n’hésitais pas à leur conseiller de prolonger leurs études universitaires d’un ou deux ans,
s’ils avaient l’occasion de travailler à l’Afan ou ailleurs. Toutes ces années ont été très riches,
épanouissantes et heureuses.
Mais en 2000, Martine a été nommée à la sous-direction de l’Archéologie, à Paris, pour s’occuper
des publications scientifiques. J’ai vécu quelque temps à la Krutenau, puis il a fallu que je
quitte Strasbourg pour Paris. Grace à Martine, j’ai obtenu à la rentrée de septembre 2000 un
poste de maître de conférences à l’Université de Saint-Denis (Paris VIII). Mais Martine n’a pas
tardé à avoir de graves problèmes de santé, jusqu’à son décès en 2003.
À l’Université de Saint-Denis, il a fallu que j’adapte mes cours aux évolutions technologiques
(avec la conversion des diapositives en images numériques) et surtout à mes étudiants, car désormais
une bonne partie d’entre eux étaient musulmans : je ne pouvais pas leur enseigner l’archéologie
religieuse médiévale comme à Strasbourg. Mes enseignements ont été davantage orientés sur les palais
médiévaux en France, en Belgique et en Allemagne. Mes étudiants, je les ai adorés.
Ils venaient de partout,
et j’essayais de les aider dans leurs années de formation universitaire. Pendant tout ce temps,
continuant à travailler sur les résultats de mes fouilles alsaciennes, j’ai continué à apprendre
l’allemand, pour pouvoir maîtriser la bibliographie sur Ottmarsheim et sur le haut Moyen Âge rhénan.
J’ai un peu travaillé aussi sur la crypte de la basilique de Saint-Denis, avec Michaël Wyss,
l’archéologue qui dirigeait, avec Nicole Rodrigues, l’Unité d’archéologie de Saint-Denis, qui sont devenus des amis.
Finalement, à ta retraite en 2012, tu choisis de revenir à Strasbourg. Pourquoi là et pas ailleurs ?
Déjà après 2003, je suis revenu passer presque tous mes week-ends à Strasbourg, où j’avais gardé
mon petit appartement à la Krutenau. En 2012, mon retour à Strasbourg était une évidence.
En Provence, mes fouilles et mes études étaient publiées7, alors qu’il restait du travail
pour finaliser des publications monographiques sur l’étude d’Ottmarsheim et la fouille de
Mulhouse. Par ailleurs, c’est à Strasbourg que j’avais gardé des liens les plus étroits
avec mes anciens étudiants.
Résidant désormais au Neudorf, je suis devenu un « neu dorfer »
et je continue à préparer la publication d’Ottmarsheim. Avec Michèle Oster, nous nous
consacrons depuis deux ans au dessin et à la peinture : je dessine des façades d’immeubles
de la rue dans laquelle j’habite, et elle les met en aquarelle.
De cette façon,
les Beaux-Arts et le dessin archéologique sont conciliés !
Cette rubrique vise à faire connaître les acteurs du patrimoine œuvrant dans la région, qu’ils soient professionnels ou bénévoles impliqués dans des associations, qu’ils soient en charge de la gestion ou de la protection du patrimoine, chercheurs (historiens, et historiens de l’art, archéologues, etc.), architectes, artisans, restaurateurs, etc. L’important est qu’ils soient passionnés et que leur action soit remarquable.