Acteurs du patrimoine

Louis SCHLAEFLI


Propos recueillis par Bernadette SCHNITZLER

Il est un lieu un peu secret, en plein cœur de Strasbourg, que Louis Schlaefli fréquente depuis 56 ans, un lieu fleurant bon la cire et l’odeur particulière des livres anciens, dont il a fait son cabinet de travail hebdomadaire (et souvent bien plus…) et où il peut déployer à sa juste mesure une infatigable activité au service d’une des plus belles bibliothèques d’Alsace. C’est là qu’on le trouve, plongé dans son élément favori, inventoriant, triant, classant toutes sortes d’ouvrages, entouré de ses dossiers de travail dans un bureau où tous ceux qu’il accueille sont immanquablement séduits par sa formidable érudition, sa gentillesse et sa disponibilité, sans oublier les nombreuses anecdotes qui témoignent d’une vie riche et active et dont il aime régaler ses amis. C’est là, dans son bureau de conservateur de la Bibliothèque du Grand Séminaire, entouré de rayonnages débordant de livres, que nous partons à sa rencontre.



Quelle a été votre formation initiale ?
Je suis né juste avant la guerre, le 4 décembre 1938, à Neuf-Brisach, dans le Haut-Rhin et mon enfance a été fortement marquée par la guerre et les bombardements de février 1945, où nous étions réfugiés dans la cave de notre maison. C’est au collège de Zillisheim que j’ai effectué la plus grande partie de ma scolarité, jusqu’à la Première. La Terminale se poursuivait ensuite au Grand Séminaire à Strasbourg, pour ceux qui se destinaient à la prêtrise. Tel n’était pas mon cas et j’ai donc terminé mes études au collège Saint-Étienne, avec 30 heures de cours par semaine… et 30 heures de surveillance d’internat. C’est là que je me suis lié d’amitié avec mon collègue Jean-Michel Boehler.

Quel a été votre parcours professionnel ?
Toute ma carrière professionnelle s’est déroulée au sein du Collège épiscopal Saint-Étienne de Strasbourg, entre 1957 et 1998. J’y ai exercé tour à tour les fonctions de surveillant, d’enseignant de latin et de français, de surveillant général, de directeur-adjoint (1974-1990) et de directeur intérimaire en 1975/1976, puis en 1990. Au cours de ma vie professionnelle, j’ai pu recenser et collecter de nombreux documents historiques sur le Collège Saint-Étienne et ses collections et, malgré l’absence des archives détruites lors de la Seconde Guerre mondiale, j’ai ainsi pu reconstituer son histoire au cours des XIXe et XXe siècles. Ce volume est paru à l’occasion des 150 ans de l’institution et est illustré par les documents que j’ai pu réunir tout au long de plus de quarante ans de recherches1.

Vous êtes très engagé dans le monde associatif depuis de très longues années, en particulier à Molsheim, mais pas seulement ? Et de nombreuses distinctions sont venues saluer cet engagement de toute une vie.
C’est en 1968 que je suis entré à la Société d’histoire et d’archéologie de Molsheim et environs et ai pu consacrer diverses recherches aux Jésuites et à l’imprimerie à Molsheim, par exemple. J’en ai même assuré la présidence de 1986 à 2002, avant d’être nommé président d’honneur ! Un de mes grands projets a été la restauration de la Chartreuse de Molsheim qui débute en 1987 avec un groupe de bénévoles, sous la direction du sculpteur Raymond Keller. Un énorme travail de restauration a ainsi été possible, même si cela n’a pas été facile. J’aurais aimer y voir aménager un musée des arts et des traditions religieuses de l’Alsace, car elles sont particulièrement riches et très souvent encore bien vivantes et l’Alsace, où se côtoient et vivent ensemble depuis des siècles trois confessions, constitue un cas sans doute assez unique en France. C’est vraiment un grand regret de ne pas avoir pu mener ce projet à terme.

En 1985, est fondée la Société d’histoire de la Hardt et du Ried. C’était dans ma région natale et j’ai eu le privilège de compter parmi l’équipe des membres fondateurs. Je suis également membre de la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace depuis de très longues années, ainsi que de la Société d’histoire de l’Église d’Alsace depuis 1982. J’ai également été président d’une association plus éphémère, entre 1980 et 1990, mais liée à l’un de mes centres d’intérêt favoris : l’association des amis de l’image pieuse ancienne.


Ce que l’on connait moins, est votre engagement humanitaire. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Avec l’aide d’un petit groupe d’amis et de collègues, il a été possible d’organiser une trentaine de convois humanitaires et ce sont ces actions concrètes, destinées à aider les plus pauvres dans des pays en guerre, dont je suis le plus fier.

Le 24 novembre 1981, a été lancé, à l’initiative d’un élève, l’« Opération Camion pour la Pologne » qui a donné lieu à près de trente convois de semi-remorques remplis de médicaments, de matériel médical, de vêtements et de denrées alimentaires à destination de l’orphelinat de Myslowice et d’autres points de chute. Le premier convoi était prêt en toute fin d’année 1981, mais il n’a finalement pu être acheminé qu’en janvier 1982, et il a été suivi par beaucoup d’autres entre 1982 et 1992… Cela m’a valu d’être honoré de la médaille d’or de l’Ordre du Mérite de la République de Pologne en 1998, décoration que je n’ai eu l’occasion de porter qu’une seule fois lors des obsèques d’un haut dignitaire polonais ! Les contacts amicaux noués sur place ont permis ensuite d’organiser régulièrement chaque année vers la Pologne des voyages culturels avec les élèves des classes de 3e. Nous étions hébergés à l’orphelinat de Myslowice et les collégiens ont ainsi pu découvrir, année après année, la ville de Cracovie, le pèlerinage de Czenstockowa, mais surtout les camps de concentration d’Auschwitz et de Birkenau.

Il y a eu aussi un convoi pour le Liban en 1985, mais il est resté unique vers ce pays en raison des difficultés sur place avec les Forces libanaises pour acheminer l’aide à l’orphelinat auquel elle était destinée. Des convois plus légers vers la Roumanie (en 1991 et 1992) et treize convois vers la Yougoslavie en guerre ont également été organisés avec toujours l’aide de la même équipe. Ces derniers, vers la Yougoslavie, ont pu être menés à bien en raison de la présence à la paroisse de Podvinjé, en Croatie, d’un vicaire alsacien, le père Kieffer, qui a constitué un relais très efficace sur place pour la remise de tous ces dons aux plus pauvres des Bosniaques réfugiés dans cette région.



Une journée habituelle au Grand Séminaire © B. Schnitzler, 2020






Dans la Bibliothèque du Grand Séminaire © B. Schnitzler






Les Alsaciens vous connaissent surtout comme conservateur de la Bibliothèque du Grand Séminaire. Comment avez-vous été amené à vous en occuper ?
L’abbé Paul Ringeisen venait de faire construire la colonie de vacances de l’association « Jeunesse heureuse » à Lalaye. Le Grand Séminaire réceptionnait le mobilier pour cette colonie. Il s’agissait de nettoyer ce matériel et de l’acheminer à Lalaye. C’est en participant à ces divers travaux que j’ai eu l’occasion de rencontrer le chanoine Ginder, l’économe du Grand Séminaire. C’est avec lui que j’ai visité pour la première fois la Bibliothèque. Il m’a proposé ultérieurement de m’occuper de l’entretien de cette magnifique bibliothèque et m’a demandé si je voulais bien y assurer aussi une permanence. C’était en 1964 et cela fait maintenant 56 ans que je suis là ! J’ai tout d’abord complété le premier catalogue rédigé par Rimlinger, puis j’ai continué de façon entièrement bénévole année après année, avec le catalogage des ouvrages et des documents d’archives qui constituent la spécificité et la richesse de cette bibliothèque. C’était d’abord durant mes congés d’été et mes heures de loisirs ; depuis mon départ en retraite, le rythme est devenu hebdomadaire et souvent… bien plus !

Quelle place particulière occupe la Bibliothèque du Grand Séminaire dans le patrimoine écrit de l’Alsace ? Qu’elle est son origine ?
La Bibliothèque historique est l’héritière de la bibliothèque des Jésuites de Molsheim, créée en 16182. Elle se compose de divers apports successifs depuis les premiers dons de Jean IV de Manderscheid, de nombreux legs et dons d’évêques, de chanoines, de professeurs et de recteurs. Elle est somptueusement logée dans les locaux du Grand Séminaire, érigé sous l’épiscopat de Constantin de Rohan entre 1769 et 1775. Les ouvrages les plus anciens (antérieurs à 1800) occupent deux grands étages au-dessus de la chapelle. Les ouvrages religieux des XIXe et XXe siècles sont entreposés quant à eux dans une grande cave voûtée, là où les collections avaient d’ailleurs trouvé refuge en 1870. Durant la Première Guerre mondiale, le lieu est devenu un hôpital militaire ; le mobilier du Grand Séminaire a fort heureusement été entreposé dans la Bibliothèque, qui a ainsi pu être préservée et survivre intacte aux bouleversements majeurs nés de ce conflit.

Vous avez donc constitué plusieurs catalogues majeurs des fonds de la Grande Bibliothèque ?
La Bibliothèque du Grand Séminaire est riche de plus de 50 000 ouvrages. Le catalogage méthodique des fonds m’a permis d’y découvrir 167 incunables et post-incunables qui n’avaient pas encore été répertoriés. Le catalogue des fonds du XVIe siècle, avec plus de 3300 titres, a été réalisé et publié en 19953. Les 45 000 volumes des XVIIe et XVIIIe siècles ont suivi ! À partir de 1998, cela a été le tour des manuscrits anciens et des fonds d’archives du Grand Séminaire. De nombreux ecclésiastiques, certains de premier plan, ont en effet fait don de leurs archives personnelles au Grand Séminaire et il convenait de les inventorier soigneusement, car ils constituent des documents de première main sur l’histoire religieuse de l’Alsace.

Comment assurez-vous l’enrichissement des collections ?
L’enrichissement des collections est assuré essentiellement par les nombreux dons. Tout d’abord, ceux faits par des ecclésiastiques. Ces dons constituent une source de premier plan et j’ai eu l’occasion, malheureusement de plus en plus fréquente, d’aller vider des presbytères et parfois leurs greniers. C’était une époque où chaque prêtre possédait une solide bibliothèque religieuse, mais souvent aussi alsatique, et où Internet n’avait pas encore occupé tout le terrain ! Récemment, la Bibliothèque s’est enrichie aussi de plusieurs ouvrages issus du couvent des Capucins de Koenigshoffen en cours de déménagement.

De nombreux particuliers déposent aussi des ouvrages ou lèguent leur bibliothèque de travail au Grand Séminaire. Cela a été le cas, il y a peu, de celle du professeur Jean-Pierre Kintz, par exemple. Il a ainsi été possible d’enrichir considérablement non seulement la Bibliothèque historique, mais aussi la bibliothèque alsatique dont les rayonnages se sont largement remplis au fil des années et qui commence à être très à l’étroit.

Et la vente annuelle de livres du Grand Séminaire ? Elle est toujours très attendue par les bibliophiles et tous les amateurs d’histoire, y compris bien sûr d’histoire religieuse ? Comment l’organisez-vous chaque année ?
De nombreux ouvrages qui arrivent par collecte ou par dons sont souvent déjà présents dans les collections et il est ainsi possible de vendre ceux en double. D’où l’idée de cette vente, à prix très attractifs, qui est devenue une sorte de rencontre annuelle avec le public. L’argent récolté grâce aux ventes est entièrement destiné à la restauration des ouvrages anciens de la Bibliothèque ou de tableaux appartenant aux collections du Grand Séminaire et permet ainsi d’en assurer le financement régulier depuis de nombreuses années, sans faire appel à l’argent public.

C’est grâce à l’aide d’une équipe d’anciens collègues et amis fidèles que ces ventes, qui représentent un gros travail de préparation (puis de rangement !), peuvent se tenir chaque année avec l’aide de la Direction du Séminaire qui met des locaux vastes et bien adaptés à ma disposition pour les deux jours de la vente. La création récente de l’association des Amis de la Bibliothèque du Grand Séminaire a permis de fédérer et d’amplifier cette aide, grâce à une petite équipe de bénévoles qui vient m’aider régulièrement depuis l’an dernier.

Vous avez publié plus de 500 articles et ouvrages, ce qui est peu commun pour un seul historien ! Quels sont vos centres d’intérêt et de recherches principaux actuellement ?
Il y a bien sûr l’histoire de Molsheim et de la Chartreuse qui a donné lieu à de nombreuses recherches et à la redécouverte d’archives anciennes qui avaient été transférées dans d’autres régions ou pays. Mais connaissez-vous « Pirmin » ? Derrière cet acronyme, se cache un programme interdépartemental de recherche monastique interdisciplinaire normalisé à l’initiative de l’abbé Bornert ! J’ai ainsi eu la chance de pouvoir participer à la publication de l’imposante Alsatia monastica !

Actuellement, je travaille plus spécialement sur la sorcellerie à Molsheim et sa région. L’inventaire des cloches des églises d’Alsace, réalisé au fil des lectures et des dépouillements d’archives, va donner lieu également à un travail thématique sur ce sujet encore peu exploré, tout comme l’obituaire de l’église Sainte-Madeleine conservé au Grand Séminaire. Le travail sur les cloches va paraître dans le cadre des publications de la Fédération des Société d’histoire et d’archéologie d’Alsace. Et que d’articles et de notes publiées durant les 22 ans de ma participation au comité de rédaction de l’Almanach Sainte-Odile, entre 1877 et 1999 ! Mais de nombreux documents dorment encore dans les tiroirs… et donneront sûrement l’occasion de nouvelles et passionnantes recherches !

1. SCHLAEFLI, Louis. Le Collège épiscopal Saint-Étienne. Éditions du Signe, Eckbolsheim, 2011.
2. SCHLAEFLI, Louis. « Le Grand Séminaire et sa bibliothèque ». Annuaire des Amis du Vieux Strasbourg, IV, 1974, p. 109-118.
3. SCHLAEFLI, Louis. Catalogue des livres du seizième siècle de la Bibliothèque du Grand Séminaire. Éditions Valentin Koerner, Baden-Baden/ Bouxwiller, 1995, 676 p.



Souvenir de la remise de la médaille d’or de l’Ordre du Mérite de la République de Pologne ©






Une toute récente publication : L’Obituaire des Pénitentes de Sainte-Madeleine de Strasbourg par l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres. ©



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