Acteurs du patrimoine

Rollins GUILD


Propos recueillis par Maxime WERLÉ

De New York au Neudorf, un parcours d’archéologue et d’enseignant

De 1989 à 2000, Rollins Guild a enseigné l’archéologie médiévale à l’Université de Strasbourg. L’empreinte qu’il a laissée est considérable.
Elle se mesure en particulier à la génération d’étudiants, devenus archéologues insérés dans le monde professionnel et acteurs du patrimoine, qu’il a accompagnés et/ou formés au cours de ces onze années. Enseignant disponible, il a toujours été soucieux d’aider ses étudiants dans leurs recherches et dans leurs apprentissages, et de les épauler dans leurs démarches auprès des acteurs institutionnels.
Respectueux de leurs centres d’intérêt, il a également été attentif à les orienter vers des sujets de recherche ouverts sur le monde du travail. Si plusieurs de ses anciens étudiants continuent de se sentir attachés à lui, c’est certainement autant pour la qualité de ses enseignements que pour cette bienveillance indéfectible.
Qui, au-delà de l’enseignant, est vraiment Rollins Guild, l’homme à l’accent anglo-saxon et au petit nez retroussé ? Ces traits de sa personne sont les héritages de son histoire personnelle qui, de ses États-Unis natals, l’a mené à la fin des années 1960 au Laos bombardé par l’aviation américaine, puis en Provence, où il a abandonné un bout de son nez au soleil du Midi et à sa nouvelle passion, l’archéologie.
C’est là, à Aix-en-Provence notamment, qu’il est devenu en quelques années un archéologue de terrain chevronné, spécialiste reconnu de l’archéologie religieuse du haut Moyen Âge et de l’époque romane. Après un détour par le Québec, où il a appris le métier d’enseignant, il est arrivé à Strasbourg et à Metz, avant de poursuivre et d’achever sa carrière à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Rappelé par ses attaches alsaciennes, il vit aujourd’hui à Strasbourg, au Neudorf, dans un quartier qui est son nouveau village d’adoption.
La communauté scientifique nationale lui reconnaît un rôle de pionnier de l’archéologie du bâti en France pour son étude sur le baptistère d’Aix-en-Provence, et l’Alsace lui doit, outre ses enseignements universitaires, une fouille remarquable à Mulhouse et une étude d’archéologie monumentale magistrale à Ottmarsheim (dont la publication monographique est attendue prochainement).
À la même époque, alors qu’il était installé à Metz en Lorraine, cet archéologue infatigable a étudié une maison romane et la crypte de l’abbatiale de Verdun. Chemin faisant, des années 1970 à aujourd’hui, Rollins Guild a croisé quelques-uns des grands noms de la discipline en France et a tissé des liens d’amitié avec nombre d’entre eux, de Gabrielle Démians d’Archimbaud à Michaël Wyss, en passant par Paul-Albert Février, Michel Fixot, Christian Sapin ou encore François Héber-Suffrin, pour ne citer que quelques-uns. L’entretien qu’il nous a accordé a permis de revenir sur une existence et sur une personnalité hors du commun.


Rollins, raconte-nous d’où tu viens, et comment tu es arrivé en France.
Né aux États-Unis, à Cambridge (Massachusetts), en 1946, je porte le prénom de mon père, Rollins, avec le surnom « Jr ».

Mon père, qui avait fait des études de mathématiques avant la guerre, a ensuite fait les Beaux-Arts à Harvard (c’était une tradition familiale de faire ses études à Harvard). Par la suite, nous avons vécu à Manhattan, New York City. Mes parents se sont séparés lorsque j’avais quatre ans.

Avec ma mère et mes deux frères, nous sommes alors partis vivre à Long Island, dans la banlieue de New York, j’ai passé mon enfance. Mon père, lui, est devenu publicitaire à Manhattan. Il a fait des publicités commerciales pour la télévision, et même une pour Coca Cola. Moi, je ne le voyais qu’une ou deux fois par an. Quand j’ai eu quinze ans, il a quand même insisté pour me faire poursuivre ma scolarité dans une école préparatoire privée, dans la banlieue de New York, une école d’élite tenue par des quakers.



Rollins Guild © Michèle Oster

Ensuite il a tenu à ce que j’aille à l’Université Harvard, comme lui, mais je n’ai pas voulu. Pendant quatre ans, jusqu’en 1968, étudiant en sciences économiques à l’Université de St. Lawrence, j’ai consacré mes recherches à l’économiste américano-soviétique Wassily Leontief.

En 1968, la guerre du Viêt Nam [dans laquelle les États-Unis avaient commencé à intervenir massivement depuis 1965] s’est imposée à moi. À ce moment-là, il y avait très peu de gens qui s’opposaient à la guerre. Pour éviter de me retrouver dans des unités de combat, et pour sauver ma peau, des copains m’ont conseillé de m’engager comme volontaire : au lieu de deux ans, je ferai près de trois ans de service, et je devrai choisir une école militaire.

Accepté dans une école de langues en Californie, j’aurais voulu apprendre le russe, ce qui n’a pas été possible ; j’ai alors appris le français. Après 6 mois, j’ai fait une demande pour entrer dans les services de renseignement, qui a été acceptée. Envoyé au Laos, à Vientiane, dans le service de renseignement d’un corps diplomatique, j’y suis resté presque deux ans. Il s’y jouait un conflit annexe de la guerre du Viêt Nam, et les États-Unis y pratiquaient des bombardements aériens intensifs et meurtriers. Ça m’a dégoûté.

Je faisais tout pour sortir de la caserne, découvrir le pays et apprendre le laotien. À la fin de mon service militaire, je ne voulais plus retourner vivre aux États-Unis. La femme du lieutenant de la mission militaire française au Laos m’a parlé d’Aix-en-Provence comme d’une ville formidable pour faire ses études. C’est comme ça que je me suis retrouvé en France, à Aix, en 1971.

Et c’est à ce moment-là que tu t’es lancé dans les études d’archéologie ?
Au départ, je faisais plein de choses : j’étais étudiant aux Beaux-Arts, je suivais des cours d’histoire de l’art, j’apprenais le chinois et je pratiquais parallèlement la danse moderne, avec la chorégraphe Odile Duboc. Et puis j’ai commencé à graviter autour des enseignants d’archéologie. À cette époque, l’Université d’Aix-en-Provence était devenue, sous l'impulsion de Georges Duby qui y avait enseigné [de 1951 à 1970], l’un des centres majeurs de la recherche historique médiévale. J’y ai rencontré Gabrielle Démians d’Archimbaud, Paul-Albert Février, Michel Fixot ou encore Yves Esquieu, qui y enseignaient tous.

Petit à petit, l’archéologie a pris toute la place : à partir de 1974, j’ai commencé à participer intensivement aux fouilles dans la cathédrale d’Aix, puis à étudier, entre autres, le baptistère réputé antique. J’ai fini par consacrer ma thèse de doctorat au groupe épiscopal d’Aix [soutenue en 1981, publiée aux éditions du CNRS en 1987]. Sur le baptistère, j’ai fait des relevés des élévations, en appliquant des principes méthodologiques jusqu’alors plutôt réservés aux maçonneries antiques arasées.

J’ai démontré que le baptistère n’était pas antique, mais qu’il datait du milieu du XIème siècle. Il y a eu, bien sûr, quelques mécontents. Je me suis aussi intéressé aux transformations du groupe épiscopal d’Aix jusqu’au XIXème siècle, ce qui n’était pas courant dans le milieu des archéologues. Plus tard, mon travail sur la cathédrale d’Aix a été considéré comme la première thèse d’archéologie monumentale en France. Mais à cette époque-là, dans les années 1970, je me sentais parfois rejeté car, vétéran, certaines personnes m’assimilaient à la guerre du Viêt Nam et à l’impérialisme américain.


Et l’Alsace, tu y arrives quand ?
Pas tout de suite. Après la thèse, j’ai dû quitter la France en trois mois, car mon permis de séjour touchait à sa fin, et je n’avais pas, dans l’immédiat, de perspective de travail ici. Ça a été un déchirement. J’ai dû retourner aux États-Unis et, de là, je suis parti au Québec (Canada), où j’ai rencontré des historiens médiévistes et des archéologues comme Pierre Nadon et Marcel Moussette.

C’est là que j’ai commencé à enseigner, à partir de 1982, ayant obtenu une charge de cours d’archéologie médiévale à l’Université Laval à Québec. En même temps, j’ai commencé à travailler comme archéologue professionnel.

Malheureusement, les enseignants anglophones ont ensuite cherché à m’écarter… On m’a chargé de cours d’histoire de l’art à l’Université Concordia et à l’Université du Québec à Montréal de 1984 à 1986, ce qui ne me plaisait pas : je voulais continuer à enseigner l’archéologie.



Relevés à l’abbaye Notre-Dame de Ganagobie (Alpes-de-Haute-Provence) en 1989

De mon côté, j’essayais de revenir en France, mais il fallait un visa. En été 1985, j’ai commencé à fouiller le prieuré roman de Salagon (Alpes-de-Haute-Provence), à l’instigation de Michel Fixot.

Puis Gabrielle Démians d’Archimbaud et Paul-Albert Février se sont arrangés pour me procurer une série de contrats avec un architecte en chef des monuments historiques, Francesco Flavigny. Pendant deux ans [1987-1988], de retour dans le sud de la France, j’ai ainsi cumulé des contrats à l’Afan [Association pour les fouilles archéologiques nationales, ancêtre de l’actuel Inrap, Institut national de recherches archéologiques préventives], ce qui me valait des jalousies de la part de collègues moins « chanceux » que moi. C’est aussi à cette époque, à Fréjus (Var) en 1988, que j’ai rencontré Martine Willaume, une archéologue protohistorienne devenue conservatrice au Service régional de l’archéologie à Aix…

Un beau jour, Michel Fixot nous a invités chez lui à Marseille, Martine et moi, pour me dire que l’Université de Strasbourg cherchait un maître de conférences en archéologie médiévale, pour compléter l’enseignement d’histoire de l’art médiéval de Christian Heck.

Le poste avait été créé pour Joëlle Burnouf, mais avec mon doctorat en archéologie médiévale, une solide expérience d’archéologue de terrain, une bonne expérience d’enseignement universitaire et la thèse publiée au CNRS, ma candidature a été retenue. Je débarque ainsi à Strasbourg à la rentrée de 1989, à l’âge de 43 ans, moins chauve qu’aujourd’hui.

Comment ça s’est passé, à Strasbourg ?
Bien accueilli à l’université, j’ai d’abord habité à Strasbourg pendant deux ans, jusqu’à ce que nous nous installions à Metz avec Martine, qui avait pris le poste de conservatrice régionale de l’archéologie en Lorraine. Je passais des heures dans le train : j’en profitais pour travailler. À la fac, il fallait créer la bibliothèque d’archéologie médiévale, qui n’existait pas encore. À côté de l’enseignement, il y avait des chantiers de fouilles en été, sur lesquels j’emmenais des étudiants de Strasbourg.

Par exemple, il y eut encore des fouilles à Salagon (étés 1990 et 1993), et surtout la fouille de sauvetage programmé de l’église Saint-Étienne de Mulhouse (1991) [qui a longtemps été la seule fouille archéologique digne de ce nom dans cette ville], et enfin l’étude de l’église abbatiale d’Ottmarsheim (1993-1997). Mais ce qui pour moi a été le plus grand bonheur, ça a été le travail fourni, avec succès je crois, pour former des étudiants pour l’archéologie professionnelle. Ma vie avait été celle d’un archéologue bénévole pendant les années 1970, puis j’avais connu l’incertitude des petits contrats, et je voulais que les étudiants trouvent le moyen de s’insérer dans le monde professionnel. Je n’hésitais pas à leur conseiller de prolonger leurs études universitaires d’un ou deux ans, s’ils avaient l’occasion de travailler à l’Afan ou ailleurs. Toutes ces années ont été très riches, épanouissantes et heureuses.

Mais en 2000, Martine a été nommée à la sous-direction de l’Archéologie, à Paris, pour s’occuper des publications scientifiques. J’ai vécu quelque temps à la Krutenau, puis il a fallu que je quitte Strasbourg pour Paris. Grace à Martine, j’ai obtenu à la rentrée de septembre 2000 un poste de maître de conférences à l’Université de Saint-Denis (Paris VIII). Mais Martine n’a pas tardé à avoir de graves problèmes de santé, jusqu’à son décès en 2003.

À l’Université de Saint-Denis, il a fallu que j’adapte mes cours aux évolutions technologiques (avec la conversion des diapositives en images numériques) et surtout à mes étudiants, car désormais une bonne partie d’entre eux étaient musulmans : je ne pouvais pas leur enseigner l’archéologie religieuse médiévale comme à Strasbourg. Mes enseignements ont été davantage orientés sur les palais médiévaux en France, en Belgique et en Allemagne. Mes étudiants, je les ai adorés.

Ils venaient de partout, et j’essayais de les aider dans leurs années de formation universitaire. Pendant tout ce temps, continuant à travailler sur les résultats de mes fouilles alsaciennes, j’ai continué à apprendre l’allemand, pour pouvoir maîtriser la bibliographie sur Ottmarsheim et sur le haut Moyen Âge rhénan. J’ai un peu travaillé aussi sur la crypte de la basilique de Saint-Denis, avec Michaël Wyss, l’archéologue qui dirigeait, avec Nicole Rodrigues, l’Unité d’archéologie de Saint-Denis, qui sont devenus des amis.


Finalement, à ta retraite en 2012, tu choisis de revenir à Strasbourg. Pourquoi là et pas ailleurs ?
Déjà après 2003, je suis revenu passer presque tous mes week-ends à Strasbourg, où j’avais gardé mon petit appartement à la Krutenau. En 2012, mon retour à Strasbourg était une évidence. En Provence, mes fouilles et mes études étaient publiées7, alors qu’il restait du travail pour finaliser des publications monographiques sur l’étude d’Ottmarsheim et la fouille de Mulhouse. Par ailleurs, c’est à Strasbourg que j’avais gardé des liens les plus étroits avec mes anciens étudiants.

Résidant désormais au Neudorf, je suis devenu un « neu dorfer » et je continue à préparer la publication d’Ottmarsheim. Avec Michèle Oster, nous nous consacrons depuis deux ans au dessin et à la peinture : je dessine des façades d’immeubles de la rue dans laquelle j’habite, et elle les met en aquarelle.

De cette façon, les Beaux-Arts et le dessin archéologique sont conciliés !



Rollins Guild et Michèle Oster, Moro 3, 21 rue de Thann, encre et aquarelle, 2017

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