À Rosheim, depuis quelques jours, les pelleteuses s'affairent sur un chantier tout proche
de l'église Saints-Pierre-et-Paul, au lieu-dit "Meyerhof" : elles font place nette pour
la construction d'un nouveau complexe privatif, réduisant à néant un ensemble de bâtiments
du XIIème siècle, précieux témoignages de la présence de l’abbaye du mont Sainte-Odile dans cette ville.
Une ville médiévale fondée par les Hohenstaufen
Cette opération immobilière se traduit en réalité par la disparition d'un pan majeur
du patrimoine médiéval de la ville. Rappelons que cette cité, outre son appartenance
à la Décapole, est surtout célèbre pour sa fondation par la famille impériale des Hohenstaufen
au XII
ème siècle; par ailleurs, outre le joyau de Saints-Pierre-et-Paul, elle conserve encore
la tour d'une autre église romane (Saint-Etienne) et une vingtaine de maisons, remontant peu
ou prou à cette période, en faisant, avec sa voisine Obernai, la ville médiévale la mieux dotée
en vestiges très anciens.
Dans ce contexte, le Meyerhof avait une place à part. Il est situé à 10 m de l'église,
au centre de la vieille ville et de sa première enceinte, la Mittelstadt, dont il représente
1/10e à lui tout seul de l'espace urbanisé. Considéré par certains comme le lieu d'un palais
construit par l'empereur Frédéric Barberousse lui-même, il était de façon certaine une "cour"
ou ensemble administratif avec habitat et bâtiments de service appartenant sans doute dès le XIIe
ème
siècle à l'abbaye du Mont Sainte-Odile. Cette cour, un peu à la façon d'une Communauté de communes
actuelle, était à la fois centre politique et de gestion dans ce secteur pour l'abbaye, avec des droits
très importants, y ménageant un territoire à part dans la ville. L'abbesse par exemple, y rendait la justice
; la ville ne pouvait pas y prélever d'impôts ; l'enclos pouvait servir d'asile, comme les cimetières
de même époque, protégeant les gens qui s'y réfugiaient de toute poursuite par une autre juridiction.
Le plus grand ensemble civil roman d’Alsace entièrement détruit
De cette période primitive, il restait un ensemble de bâtiments, disposés en équerre
le long de la rue principale et de la place devant l'église Saints-Pierre-et-Paul,
dont certains bien préservés (face à l'église) et d'autres intégrés dans des modifications
d'époque moderne (côté rue). En l'absence d'étude sérieuse de ces bâtiments, aux murs
en grande partie cachés sous un crépi, il n'est pas facile de déterminer le détail des
constructions, mais les éléments apparents -types d'appareil, fenêtres, chainages en pierre
et portes ou porches- permettaient d'y cerner deux potentielles tours d'habitation et deux
autres édifices, tous romans. L'ampleur même de ces vestiges en faisait sans aucun doute le plus grand
ensemble civil roman connu dans notre région.
Cet ensemble n'était pas protégé directement au titre des Monuments historiques
mais se situait dans le périmètre de l'église Saints-Pierre-et-Paul, classée depuis 1840,
et nécessitait à ce titre l'aval de l'Unité départementale de l'architecture et du patrimoine
(UDAP, autrefois appelée Agence des Bâtiments de France), rattachée à la Direction régionale
des Affaires culturelles, pour toute modification des aspects et des structures. L'espace relève
également de la loi sur l'archéologie et a fait à ce titre l'objet d'un diagnostic dans la partie cour en 2015.
En quelques jours, les pelleteuses en ont tout détruit, hormis une partie de la façade côté
église, mais cette façade elle-même a été très abîmée par les vibrations liées à la démolition.
L'un des porches romans, donnant sur la rue principale, a, quant à lui été démonté pour,
en principe, être reconstitué dans le cadre de ce projet immobilier.
Si la conservation de tous les édifices anciens ne peut bien sûr pas être envisagée
(monuments sans intérêt architectural intrinsèque, dégradations trop importantes pour une réhabilitation…),
il est important par contre qu’ils puissent faire l’objet d'études documentaires adaptées.
Une destruction incompréhensible
Mais la destruction du Meyerhof est totalement incompréhensible. D'abord en raison de l'importance matérielle
des vestiges en place, soit comme dit le plus bel ensemble civil roman de la région. Par ailleurs, ces grands
bâtiments avaient certes perdu une partie de leur toiture et planchers mais ils étaient en assez bon état pour
être sans conteste réaménagés dans le cadre d'une nouvelle construction qui se serait développée sur le reste
de la grande parcelle qui formait sa cour et ses jardins.
Enfin, le contexte patrimonial est majeur : au voisinage
immédiat de l'église Saints-Pierre-et-Paul, nous sommes dans le saint des saints des espaces qui sont protégés au
titre des monuments historiques et avec un ensemble d'édifices qui est rigoureusement contemporain de cette église :
en termes de droit et de pratique des Monuments historiques, cet immeuble n'aurait jamais dû être détruit mais au
contraire valorisé pour lui-même tout en reconstituant l'écrin originel de l'ensemble roman cultuel et civil. Et même,
une fois la décision de démolition prise, on ne comprend pas non plus comment et pourquoi il n'a pas été envisagé
d'en faire en amont une étude archéologique des élévations et sous-sols préservés puis d'un suivi des démolitions elles-mêmes.
Le minimum serait maintenant un suivi archéologique des terrassements à venir.
1 - Le Meyerhof, vu depuis la rue du Général-de-Gaulle, avant les démolitions © photo Google Street
2 - Meyerhof, vu depuis la rue du Général-de-Gaulle, après les démolitions © SCMHA
3 - Le Meyerhof, détail des vestiges romans de la façade côté église © SCMHA
4 - Plan de Rosheim au Moyen Âge, avec localisation des vestiges romans conservés plan d'après Himly, 1970 et Inventaire G. Poinsot, 1988
L’économie du tourisme également atteinte
Mais ce n'est pas que le patrimoine qui est perdant. C'est aussi toute l'économie qui se développe aujourd'hui
autour du tourisme, à Rosheim et ailleurs. On imagine aisément quelle carte aurait pu être pour la ville la valorisation
de ce grand ensemble civil roman adossé à cette remarquable église qu'est Saints-Pierre-et-Paul. Il faut aller à Cluny,
en Bourgogne, à Metz en Lorraine, à Ratisbonne ou à Trèves en Allemagne pour rencontrer des entités similaires.
Comment pourra-t-on défendre une offre touristique large dès lors que l'on n'aura plus qu'une église isolée de son contexte?
On a déjà depuis un certain nombre d'années un parvis en pierre blanche devant une église en grès jaune et rose qui ne fait
pas honneur à l'édifice ; on aura maintenant un ensemble bâti qui va jurer avec ce monument insigne.
Patrimoine versus décor de théâtre ?
La façade romane côté église et partie la plus visible des vestiges sera certes préservée et sans aucun doute valorisée,
y compris par un éclairage nocturne bien ciblé. On va donc mettre en oeuvre ce que les architectes du patrimoine appellent
du "façadisme", une pratique qui consiste à intégrer dans un bâtiment entièrement neuf des pans de murs anciens.
Dans notre région, on peut citer l'exemple déjà ancien du poêle de la corporation de l'Ancre à Strasbourg (quai des Bateliers)
dont la façade d'époque classique est comme collée au nouveau bâtiment.
On peut évoquer aussi le Palais de Justice (Quai Finkmatt),
construit vers 1900, protégé au titre des Monuments historiques en 1992 et récemment vidé de quasi toute sa substance interne,
au moment même où l'on fête l'entrée de la "Neustadt" dans le patrimoine de l'Unesco. Et on espère que notre façade romane ne
connaitra pas le sort d'un bout de l'enceinte médiévale d'Ingwiller, qui s'étend tristement entre un nouveau bâtiment et son
ancien quartier, sans même une once de mise en valeur. Dans tous ces cas, les traces du passé servent uniquement de faire-valoir
réduites à leur face visible, telles une sorte de décor de théâtre des ombres d'un patrimoine pour touristes pressés.
Qui est responsable ?
Qui est responsable? Le promoteur fait son métier et on ne lui en voudra pas. Son architecte, en revanche,
aurait dû être sensible à l'environnement du projet qu'il a dessiné. Mais ce sont avant tout les collectivités
publiques qui doivent ici avoir baissé les bras. La Ville de Rosheim n'est certes pas le promoteur de l'opération
mais elle a été propriétaire d'une partie de l'édifice, vendu il y a quelques semaines seulement à l'opérateur ;
elle a également signé le permis de démolir. Les services de l'Etat, quant à eux, ont autorisé l'opération, avec
des réserves certes mais qui sont bien en-deçà de ce qui aurait été légitime et nécessaire.
On sait bien que ces
services doivent faire face à de multiples difficultés, comme la surcharge des dossiers pour un personnel en nombre
trop réduit ; il s'y ajoutent sans doute les changements d'organisation liés à la récente fusion des Régions et qui
n'ont pas encore atteint leur point d'équilibre. Notre Société le sait bien, qui a signalé à plusieurs reprises par
écrit des dysfonctionnements dans le cadre de la préservation du patrimoine, le dernier en date étant le dossier du
château de Nambsheim dont nous avons demandé l'inscription au titre des monuments historiques à M. le Préfet,
sans même avoir eu en retour un accusé de réception.
Patrimoine versus pression foncière ?
Le plus grave semble bien être un changement de paradigme : le patrimoine a désormais moins d'importance
que la pression foncière et économique. Un article récent dans la presse nationale vient de signaler
un projet de modification des attributions de l'architecte des Bâtiments de France, qui réduirait encore
un peu plus ses moyens face à ses interlocuteurs. Ce qui nous paraît donc en cause, c'est toute la chaine
opératoire des dossiers d'urbanisme qui conduit trop souvent à entraîner la destruction des éléments du patrimoine
historique sans étude spécifique et sans considération pour l'intérêt général des habitants du lieu. Tout comme
dans le domaine de l'environnement où les services publics baissent les bras face aux lobbies industriels, tout
comme dans celui de la santé où il abandonne ses prérogatives à des agences soumises aux lois du marché, les
services municipaux et patrimoniaux cèdent trop souvent face à la pression foncière et à celle des entreprises
du BTP. Aux ressources naturelles que l'on épuise à force de sur-exploitation, à la santé des habitants que
l'on fragilise avec des instances de contrôle dévoyées s'ajoute la lente, le plus souvent silencieuse mais bien
réelle disparition de monuments et vestiges qui forment notre histoire. À l'image du malheureux bout de mur qui
subsiste face à Saints-Pierre-et-Paul, on se cache derrière un "façadisme" sans âme, parce que vidé de sa substance.
Jean-Jacques Schwien, Président de la Société pour la conservation des monuments historiques d'Alsace
Guy Bronner, Président d’honneur de la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace
Georges Bischoff, Professeur émérite d'histoire du Moyen Âge à l'Université de Strasbourg